Religion et conformismeUn vieux proverbe japonais dit:
"tout dépend de la foi, s'il y a la foi même la tête de sardine est sacrée."
Quand une nouvelle entreprise ou un magasin est inauguré, une cérémonie shintoïste y est donnée pour bénir les lieux et conjurer une virtuelle colère du dieu de la terre. Lorsqu'un chef d'entreprise veut s'assurer de la réussite d'une affaire importante, il peut arriver qu'il suive les conseils d'un prêtre en vertu de ses connaissances astrologiques et géocosmologiques. Le prêtre pourra même lui prescrire la direction à prendre pour rentrer chez lui. Au sommet des grands magasins et de gratte-ciel, il n'est pas rare de trouver des hôtels qui protègent des éventuels dangers et qui accueillent les prières, voeux et supplications de tous ceux qui un instant ont besoin de se recueillir. L'homme japonais moderne, sans être fortement religieux, se soumet volontiers à ces traditions et coutumes anciennes. Ils craignent l'inconnu de l'au-delà, donc ils ne refusent à priori aucune croyance. Cet animisme régulé par le shintoïsme, trouve sa source dans les origines de la civilisation japonaise, importées de la Chine. A priori, les dieux sont partout: dans la nature, l'arbre, la montagne, autant que dans les immeubles de bureaux et dans les trains. L'uniformisation des paysages urbains et des modes de vie, venus de l'occident, ne sont qu'une mince pellicule par rapport à l'étendue des croyances nipponnes. En vérité l'irréductible culture japonaise se perpétue et conditionne l'esprit japonais. Par ailleurs, lors d'une mission où archéologues européens et japonais fouillaient le sol de la Mésopotamie, ils ont découvert des ossements humains. Peu de temps après la majorité des chercheurs japonais souffrirent de léthargie, de maux inexpliqués et de profondes angoisses. Le chef de la mission japonaise comprit que seul un prêtre shintô pouvait les sortir de leur torpeur. Pour un Japonais, un squelette humain n'est pas un simple objet inanimé, mais il est habité, il a un pouvoir mystérieux que seules les prières peuvent conjurer. Le 1er septembre 1923, Tokyo a été ravagée par le tremblement de terre de Kanto où 143652 personnes ont trouvé la mort. Les habitants de l'archipel ont cru pendant des siècles que leurs îles reposaient sur le dos d'un monstrueux poisson-chat. Les périodes d'accalmie correspondaient au sommeil de l'animal; quant aux secousses, elles étaient dues aux sursauts lors d'un cauchemar. Un autre proverbe japonais dit: "quand un clou sort du mur, il faut l'enfoncer." Pour éviter les conflits et appartenir au groupe, il faut être comme tout le monde. Jusqu'au XVIe siècle, les religions font partie intégrante de la vie sociale, culturelle et politique du Japon. Mais au début de la période d'Edo, dans le but d'organiser la réunification du pays et d'exercer un pouvoir absolu, le Japon referme ses portes vers l'extérieur. Le christianisme amené par des missionnaires portugais, néerlandais puis espagnols en même temps que leur commerce de fusils et de poudre, est extirpé par la violence hors du Japon. Le confucianisme, sorte de philosophie morale destinée à servir le dessein de l'état, formera alors la société nouvelle et l'esprit japonais qu'on connaît actuellement. C'est le début d'une forme de laïcité d'état, qui permettra au syncrétisme religieux de se perpétuer dans les moeurs et la tradition nipponne. Ce syncrétisme religieux permettait de concilier foi et croyance dans la mesure où les idées politiques ne compromettaient pas le pouvoir en place. Le bouddhisme prêchait douceur et égalité, le shintoïsme n'avait ni morale ni enseignement à offrir, mais surtout des rites. Le confucianisme a installé par sa philosophie d'état, les fondements de la période militaire de l'ère Edo (1603-1867): il exaltait les vertus de l'obéissance, de la loyauté et de l'amour filial. Les principes des cinq relations humaines étaient obéissance de la femme au mari, des jeunes envers leurs aînés, leur parent, le gouvernement, ainsi que le mutuel respect entre égaux. Les cinq principes moraux étaient la bienveillance, la justice, le sens de la propriété, la sagesse et l'honnêteté. Le gouvernement encouragea la diffusion de cette philosophie parmi les samouraïs, ainsi qu'à travers le peuple, car elle lui permettait dans la plupart des cas d'obtenir de tout le monde des comportements définissables d'avance. La société étant ainsi stratifiée et immobilisée, elle devenait plus facile à gouverner. En effet à partir de cette période, qui a marqué la fermeture du pays jusqu'à la fin du XIXe siècle, le code de l'honneur qui fondait le bushidõ (la voie du guerrier) s'appliquait aux samouraïs comme par la suite à toutes les classes sociales. Dans ce type de société, l'individu n'avait aucun droit, mais seulement des devoirs qui contribuaient à ce que ciel et terre restent en harmonie. Tous les principes éducatifs, comme toutes les lois, visaient à abolir chez l'individu le sentiment de l'utilité de sa propre existence. A cet effet tout effort de volonté individuelle et toute tendance à l'initiative lui était retirés. Le Japonais se définit uniquement par rapport à son appartenance à un groupe bien défini, il s'efforce de se conformer au modèle de société imposé par le Shoguna. Cet état d'esprit est devenu rapidement une façon d'être qui demeure encore à l'heure actuelle sous-jacente dans l'attitude des Japonais. Par exemple, lorsqu'un Japonais vous rencontre pour la première fois, il tend sa carte de visite en disant:" de la compagnie Toyota, mon nom est Tezuka." En effet, l'individu pris isolément n'est rien par lui-même; il ne devient une entité respectable que par la firme à laquelle il appartient corps et âme. Dans la pensée nippone, empereur, gouvernement, partis, industries, écoles, citoyens, etc., s'interpénètrent jusqu'à former un grand organisme vivant composé d'êtres et de choses, un tout homogène nommé Japon et dans lequel chacun trouve sa place. Alors que les Européens cherchent à marquer leurs individualités, le Japonais moyen souhaite au contraire se fondre dans la masse et veut éviter à tout prix de se faire remarquer. A la fin août 1999, le Japon comptait 136,4 millions d'habitants. Sachant que seul 20% du territoire est habitable, c'est-à-dire trois fois la Belgique, on comprend mieux les étendues bétonnées que forme le paysage du Japon. D'ici peu, Tokyo, Nagoya et Osaka vont se rejoindre pour former entre elles une mégalopole unique, contenant 80 millions d'habitants. Dans le métro de Tokyo des millions de passagers s'entassent dans les wagons. Malgré une bonne organisation des réseaux, un grand nombre de lignes, une ponctualité et une fréquence sans faille, cet entassement dans les wagons est inouï: en moyenne douze personnes au mètre carré. La compagnie des métros a été dans l'obligation d'engager du personnel, afin de remplir au maximum les compartiments. Les "pousseurs" s'efforcent de comprimer à coups d'épaules et de hanches les passagers sur les plates-formes déjà pleine à craquer, les "tireurs" d'en extraire le surplus qui bloquerait les portes automatiques. Dans cette masse grouillante, les Japonais ont dû adopté certaines règles afin de faciliter la "cohabitation". Les Japonais sont probablement le peuple le plus poli au monde, si on en croit leur tendance à s'excuser perpétuellement. Le personnel du métro n'agit, malgré leurs muscles, avec aucune brutalité et s'efforce de respecter tant bien que mal les règles élémentaires de bienséance. Le règlement leur impose d'ailleurs de manipuler les dames en gentlemen. Au Japon, on accorde un sérieux extraordinaire à la notion de dignité personnelle. Dans les interactions sociales, l'esprit nippon fait une grande distinction entre "ce qu'il est convenable de faire" et " ce qui ne se fait pas". Une faute professionnelle insignifiante, une ignorance parfaitement excusable à la suite de n'importe quelle question, le moindre manquement à l'étiquette prennent ici les dimensions d'une catastrophe pour ceux qui doivent affronter l'humiliation ou le reproche. Ainsi , tout Japonais bien élevé se fait un devoir de ne jamais embarrasser , diminuer ou contrarier les autres et il s'attend en retour à ce que sa propre "face" soit reconnue et ménagée par son entourage. De même, l'inclinaison des courbettes dépend non seulement du rang hiérarchique de l'interlocuteur, mais dépend également de ce qu'on veut signifier à l'autre. Une inclinaison de 5% signifie "bonjour", 15% pour une salutation formelle, les courbettes de 30% sont réservées au patron ou aux gens auxquels vous êtes particulièrement reconnaissant, enfin à 45% la signification revêt un respect profond ou une excuse. De plus, il existe trois catégories sociales, fondées généralement sur l'âge: le sempai (le plus vieux), le kõhai (le plus jeune), le dõryõ (le collègue). Le collègue doit être pris dans un sens plus large, c'est-à-dire qu'il n'est pas nécessaire de travailler au sein de la même entreprise ou d'effectuer le même type de travail; par contre les collègues possèdent le même rang social. Ce dernier peut encore être subdivisé en sempai et en kõhai, en fonction de l'ancienneté. Ainsi, Monsieur Otomo peut être appelé Otamu-san (pour l'aîné), Otamu-kun ou simplement Otomo sans suffixe. Précisons, que le suffixe san remplace les termes monsieur ou madame dans nos pays. "Lorsque vous êtes à une table dans un restaurant à Tokyo, la maîtresse de maison se prosterne devant vous, front contre terre. Les invités font de même, tout en la surveillant du coin de l'il afin de ne pas relever la tête avant elle. Puis, elle s'excuse de recevoir si mal les honorables visiteurs: elle les supplie de ne pas lui tenir rigueur de la pauvreté du décor (somptueux) et de lui pardonner la médiocrité du repas (royal) qu'elle va leur servir. Les hôtes répondent généralement qu'ils sont confus d'avoir eu l'audace de troubler son repos. S'ils avaient su qu'ils risquaient de la déranger, jamais au grand jamais, ils n'auraient franchi cette honorable porte et fait preuve d'un tel manque d'éducation... cette alternance de platitudes et de courbettes, à quatre pattes sur le tatami, peut durer plus de dix minutes." Pour nous Occidentaux ce rituel semble pour le moins saugrenu: est-ce là un vrai témoignage de respect mutuel? Une forme d'hypocrisie? Selon moi ni, l'un ni l'autre. Quand on connaît l'étroitesse et la promiscuité des maisons japonaises et de bien d'autres lieux, il devient plus facile de justifier ce conformisme, qui est la condition sine qua non d'un voisinage supportable dans ce pays où la vie privée est un luxe inabordable pour la grande majorité de la population. Mais cette cohésion et ce conformisme sont quelque peu ébranlés par une partie de la jeunesse qui aspire à un plus grand individualisme. Le dimanche, dans le quartier branché de Shinjuku, des centaines de jeunes envahissent les rues dans une cacophonie indescriptible. Des groupes de punks s'entassent les uns à côté des autres et jouent pour un public composé de quelques dizaines de personnes. Des danseurs, dans des costumes plus flashants les uns que les autres, improvisent une chorégraphie sur de la musique pop et font hurler les groupies à chaque acrobatie de leur part. Aucune revendication, si ce n'est le fait de se défouler, en enfreignant le bon code de la bienséance, si cher à leurs aînés. Les jeunes, abreuvés de télévision, aspirent à une vie moins compétitive, moins exigeante, prenant le temps de vivre et d'assouvir leurs désirs en voyageant à l'étranger par exemple. Mais cette attitude ne serait-elle pas qu'une passade de jeunesse, le système ne finira-t-il pas par englober tous ces jeunes dans la masse grouillante et productive d'un Japon moderne? A la sortie de l'université chacun se doit de trouver au plus vite une situation et de se mettre tout de suite à travailler d'arrache-pied pour subvenir aux besoins de la toute jeune famille; le système remettra au pas les plus récalcitrants. Mise à part les publications dénonçant cet abus d'uniformité, le conformisme n'est pas aussi manifeste dans les mangas. Même si le groupe est présent, les personnages possèdent tous une forte personnalité. Les Japonais pourront ainsi s'évader, en entrant dans la peau de leurs héros préférés. |